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Romain Humeau : « Il faut des frontières pour être libre »
Pour Romain Humeau, cette fin d’année est marquée par un nouveau projet solo. Si son album « Mousquetaire #1 » laisse entrevoir un second volet – déjà mis en boîte -, il illustre aussi la vie bien remplie du prolixe compositeur : un album d’Eiffel en partie écrit, la tournée Mousquetaire en préparation et une collaboration fructueuse avec Bernard Lavilliers. A croire que l’homme qui se « cache » désormais dans la campagne bordelaise ne sort plus de son studio ! Ses nombreux concerts à venir démentent ce truisme. Rencontre avec un homme heureux mais toujours en colère.
Mousquetaire est votre second album solo 10 ans après « L’éternité de l’instant ». Pourquoi, à un moment donné, on ressent le besoin de travailler en dehors de son groupe ?
Pour moi, c’est le troisième. J’ai sorti un album un peu confidentiel l’année dernière appelé « Vendredi ou les limbes du Pacifique », une adaptation d’un livre de Michel Tournier. C’était un travail aussi important que les autres, mais qui ne s’est pas inscrit pas dans une promotion classique. En clair, il n’y a pas eu de promo. Mais pour revenir à la question, je joue dans Eiffel depuis 17 ans, on a fait 800 concerts, 5 albums, des lives… Et on s’entend toujours aussi bien. Par contre, on a tous parfois envie d’aller voir ailleurs. Donc on s’accorde des pauses. Et c’est peut-être une manière de vieillir intelligemment au sein du groupe. On a 45 berges et on a toujours envie de faire du rock’n’roll ; on a toujours envie de se retrouver. En revanche, je ne vais pas m’amuser à monter un autre groupe ! Donc je travaille sous mon nom.
A quel moment décidez-vous qu’un morceau est destiné à Eiffel ou à Romain Humeau ?
C’’est le décorum musical qui va trancher. Il faut des frontières pour être libre. Donc pour moi, Eiffel, c’est un carcan génial. Mais c’est un carcan. Avec ses limites : guitares, basse, batterie. C’est un contexte rock, alors que moi, je suis tout sauf un rockeur ! Et d’être en solo c’est également un énorme carcan. On pourrait croire que c’est génial, que l’on fait ce qu’on veut. Mais non, il faut trouver une direction, une ligne éditoriale à chaque projet. En revanche, je n’ai aucune limite instrumentale, ni de style. Avec mon album solo, il y a plein de chansons que je ne pourrais jamais jouer sur scène. Avec Eiffel, c’est encré dans une réalité de groupe. De toute façon, je ne compose pas en me disant c’est pour Eiffel ou pour Humeau. C’est après que ça se joue.
Vous écrivez suffisamment pour alimenter ces deux univers ?
Les chansons, je les pisse – la musique, pas les textes ! – et après je les jette. Et parfois, je me dis : ah non, ça je ne peux pas jeter. C’est comme s’il y avait l’étincelle et la flamme. L’étincelle est toujours la même et la flamme change. Faire des chansons, c’est les produire. C’est jouer avec la matière comme un peintre joue avec ses pinceaux. Comme disait Boris Vian : « On est jamais aussi libre que dans sa tête. Tout instrument est une prothèse ». Le meilleur truc c’est d’écrire sans instrument. C’est ce que j’essaye de faire : je prends une partition et je traduis ce que j’entends dans ma tête par des signes et pas par des sons. Autrement ça fige le truc.
La frontière entre Eiffel et vos projets solo est donc poreuse. On retrouve deux musiciens d’Eiffel dans le projet « Mousquetaire ».
Oui, totalement, mais ils n’ont pas le même rôle. Nicolas Bonnière, qui est guitariste d’Eiffel, co réalise le disque et Estelle ma femme, bassiste dans Eiffel, joue ici de la flûte, du piano et de la contrebasse.
Elle est une simple interprète ?
Tout à fait, comme beaucoup de musiciens. Et que ce soit Eiffel ou mon projet solo, c’est moi qui drive. Pas parce que je suis le meilleur, mais c’est comme ça, ce sont mes chansons. Et de mon côté, j’aime aussi servir. J’ai réalisé des chansons pour Bernard Lavilliers par exemple.
Il aurait été impossible d’imaginer Estelle Humeau jouer du piano dans Eiffel ?
Non, pas du tout. C’est juste que ça correspond à un moment. On voulait faire une pause. Les autres n’auraient pas forcément été contre cette direction artistique. Lorsque Nico (Nicolas Courret, batteur d’Eiffel, ndlr) a entendu les premiers extraits, il a trouvé ça mortel ! C’est tout simplement la vie.
Et ces moments vont être de plus en plus fréquents ?
Il est vrai qu’on a décidé d’espacer les sorties d’Eiffel. De toute façon, « Mousquetaire #1 » va sortir le 30 septembre. Et « Mousquetaire #2 » est déjà enregistré. A la base, je voulais sortir un disque de 30 chansons. Le prochain fera 17 titres. C’était compliqué pour la maison de disque de sortir les deux le même jour. Et je n’ai pas fait 30 chansons pour faire le malin : je les ai écrites. Il faut savoir que depuis 2012, j’ai écrit et produit ces 30 chansons, j’ai écrit et produit les 25 titres de « Robinson ou les limbes du Pacifique », j’ai réalisé deux albums de Bernard Lavilliers dont j’ai écrit 3 chansons. Et on sort de la dernière tournée d’Eiffel. Je ne me suis pas vraiment arrêté et c’est normal, je suis musicien, c’est mon métier. Tout ça pour dire qu’à partir de maintenant il y aura autant d’Eiffel que de Romain Humeau. Non pas que ma carrière solo soit plus importante – je ne fais rien pas cynisme – mais je veux faire mes chansons avant tout et faire d’autres choses. Ça permet de grandir, de bien vieillir, voire de bien mourir.
Il fallait que cet album soit pop où c’est arrivé naturellement ?
Je voulais faire un album pop. C’est ma culture depuis que je suis gamin. Attention, dans « pop », je peux mettre Brassens ! Autrement, c’est David Bowie, les Kinks, Frank Black, Iggy Pop, les Beach Boys… Et puis Damon Albarn, peut-être le plus important pour moi. En plus j’ai fait le conservatoire. Je viens d’une famille de musiciens : mon père est facteur de clavecin. Je suis un fan de la musique baroque. Et puis, j’adore le jazz, la musique africaine… En gros, je n’ai pas de problème de genre. J’ai des problèmes dans les genres. Je fais du rock, mais moi, Aerosmith ça me fait chier. Et beaucoup d’autres avec eux ! Ça parait taré, mais depuis 4 ans, je n’écoute plus de rock. En revanche, quand ma fille fout les Hives, je suis le premier à être dingue. J’adore ce groupe.
Et vous écoutez encore des groupes pop ?
Oui, pas mal. Mais en ce moment, j’écoute autant Jean-Sébastien Bach qu’Alison Cohen ou Little Dragon en électro. J’aime ce qui est harmonique. J’en n’entends plus à la radio d’ailleurs, pour moi, la radio, c’est mineur et majeur Et j’aime aussi que rythmiquement ça soit de la musique « organique », c’est-à-dire jouée. De l’autre côté, j’adore aussi la musique programmée. Dans « Mousquetaire », on retrouve les deux. Sur scène, mon batteur, Guillaume Marceau, joue de la batterie et aussi des pads électro.
Et Mousquetaire sera défendu sur scène ?
Oui ! On a déjà répété 25 jours, 27 titres. Et on commence la tournée en novembre avec l’Elysée Montmartre le 23.
En dehors d’Eiffel et de vos projets solo, vous réalisez pour d’autres artistes. (Bernard Lavilliers) ou vous avez arrangé des titres pour Noir Désir, Les Têtes Raides, Dominique A, The Divine Comedy. Quelle est la condition pour travailler avec Romain Humeau ?
Ce sont des artistes que j’aime où que j’ai aimé. Il ya beaucoup de chose que j’ai refusé. La dernière collaboration que j’ai acceptée, c’est Bernard Lavilliers. J’adore ce mec ! J’ai appris beaucoup à ses côtés. Il a l’âge de mon père. C’est quelqu’un d’extrêmement cultivé, extrêmement curieux de l’autre, ce qui est très rare chez une star. Lui, il peut boire un coup avec toi et te demander ce que tu fais dans la vie. On est devenu ami.
Avez-vous conservé des rapports avec la scène bordelaise ?
Curieusement, non. Je ne suis pas bordelais. Je suis installé là-bas depuis 10 ans seulement. Je côtoie très peu le milieu artistique local. Pas par dédain, mais parce que je n’ai pas le temps. On a notre studio avec ma femme (Estelle Humeau, bassiste dans Eiffel, ndlr), c’est là où j’ai enregistré « Mousquetaire », les deux derniers Eiffel et la moitié de Bernard Lavilliers… On travaille énormément. A la fin, on n’a pas forcément envie de sortir. En plus, le reste du temps, on est sur la route avec au moins 120 concerts par an, soit 180 jours absents… Quand on revient, on aime se poser. Et puis, je n’ai pas que des amis musiciens !
Quels sont les groupes ou artistes que vous écoutez en ce moment ?
Il y a un groupe français que je trouve génial, c’est Feu Chaterton, même si je n’utilise pas la matière pour m’en inspirer. Ce sont les meilleurs et de loin. Vraiment. C’est génial ce qu’ils font, ça fait plaisir. Ils sont créatifs, nouveaux, fins, pas si lettrés que ça, juste vivants, avec un peu de pataphysique. J’adorerai rencontrer Arthur le chanteur. Autrement, les groupes qui m’inspirent en ce moment, ce sont Gorillaz, Little Dragon, LCD Soundsystem, De La Soul… Et puis, les Hives bien sûr. Il y a aussi un joli groupe de soul c’est Alabama shakes. Je suis tourné vers le passé, même si j’essaye de me cultiver. J’ai un problème, c’est que j’ai tendance à tomber amoureux. J’ai écouté pendant un an, tous les jours, l’album « Plastic Beach » de Gorillaz. J’ai fait la même chose sur « Sergent Pappers » des Beatles, mais ça fait 35 ans que ça dure !
Estelle Humeau joue dans Eiffel et présente sur votre album solo… Comment fait-on pour travailler avec sa femme tout ce temps sans se fâcher ?
C‘est très dur… pour elle ! (rire). Non… Mais c’est très dangereux. En même temps, après 10 ans à Paris, on a quitté notre manager, notre maison de disques et on s’est cassé. On n’est pas à la campagne, mais pas loin. On est à deux minutes de la gare, on va chercher notre pain… On a une fille de 20 ans qui est danseuse de Flamenco… On a une vie très simple. Le danger c’est qu’à force de bosser ensemble, ça peux tuer le plus important. Mais j’ai de la chance : avec ma femme, je ne fais pas que l’amour, je fais aussi de la musique. C’est turgescent. Et de plus en plus. C’est unique. Parfois, il y’a des périodes de boulot très tendu où on n’a plus de vie privée. Le danger est là.
Du coup, l’album solo est une respiration ?
Non, car de son côté et en parallèle, Estelle fait pas mal de musique classique et baroque comme contrebassiste et traversiste. Pendant deux ans, elle en a beaucoup fait tout en bossant avec moi. Sur la tournée, elle va être aux claviers – pas à la basse -, derrière, avec ses partitions. Et puis entre deux, elle part dans une église donner un concert de musique baroque. C’est génial ! La chance, c’est qu’on est très structuré, on sait où on va. Je suis Bélier ascendant Bélier, elle, elle est Gémeau. Je fonce et elle me dit de temps en temps : « Tu ne crois pas que… » Et ce « Tu ne crois pas que… » est salvateur, voire salutaire.
Revenons à Eiffel, le prochain disque est prêt ?
Non. J’ai écrit 12 chansons et on va voir si ça plait aux copains. Ce que je n’ai pas encore, c’est l’axe sonore. J’adorerais faire un album abrasif, complètement rock’n’roll, comme on a jamais fait. Personne ne s’attend à ça. Tout le monde pense : « Ils vont se calmer, être un peu pop… ». Mais, attention, ça veut dire, s’entraîner, revenir à la base : guitare, basse, batterie.
Quel est l’opinion de Romain Humeau sur les MP3, le retour du vinyle… ?
Le MP3 c’est de la merde. Ça détruit tout, ça va crever. Et je le souhaite. Le vinyle, c’est carrément génial si tant est que les gens aient des platines adaptées. En revanche, je trouve gravissime le dernier deal des maisons de disques avec Apple, Spotify et Deezer. C’est une arnaque intégrale pour les artistes, les musiciens. Déontologiquement, ça ne devrait pas exister. C’est la spoliation de la propriété intellectuelle. Ça ne c’est jamais vu ! Je ne vois pas avec l’argent que ça rapporte comment on va produire la musique de demain.
Propos recueillis par Hervé Devallan
Mousquetaire #1
Site officiel de Romain Humeau